Manifeste de la pierre

La Grosse Situation, 2021

Ils auraient dû revenir le lendemain. Ils auraient dû revenir et m’emmener.

Ils m’avaient découpée avec un pic, un taillant, un gafote. Comme toutes les autres. Comme toutes les autres qu’ils avaient emmenées.

Ils avaient mis du cœur à l’ouvrage, de la sueur, des jurons, des coups de crayons.

 

Mais le lendemain ils ne sont pas revenus. Ni le surlendemain…

Jamais.

Jamais les ouvriers carriers ne sont revenus me chercher.

La Grande Guerre a tranché le sol et englouti avec elle les Appelés. Je suis restée perchée, au bord du dehors.

Muette.

 

Une pierre.

Un sucre de calcaire.

 

Je m’imaginais tout en haut d’une façade à dominer la Garonne ou à l’entrée d’un Palais de Justice ou prise dans un mur de cour d’école ou à l’aplomb d’une fenêtre, ou à la rigueur dans les fondations d’une Bourse du Travail…

Pourquoi m’avoir arrachée à ma vie de sédiments, et m’avoir laissée là, en plan ? C’est long d’attendre entre deux eaux.

J’ai fini par me faire une raison.

 

Je me suis recouverte d’une couche de mousse, de gris, de vert, dégorgée d’eau, rongée par l’air.

Une couche d’abandon et d’oubli. Une couche de protection.

Et puis c’est tout.

Et puis plus rien.

Même pas un caillou dans une chaussure.

Même pas un grain de sable dans un engrenage. Rien de rien.

Je n’étais plus rien.

Hé ho !

Y’a quelqu’un ?

Parfois, avec les bruits d’ailes des pipistrelles, les cris des chouettes, les passages furtifs des renards, tout me revient. Comme on entend la mer enfermée dans un coquillage. Les échos des outils, des frappes, des coups, des traits, des frottements, des lampes à acétylènes, des voix, des bruits de pas, des chariots, tout ça me revient et puis s’éloigne.

Tout ça se recouvre de chaple. S’étouffe. Ça fait combien de temps maintenant ?

Qui d’autre que moi, laissée là en plan, se souvient des ouvriers carriers ?

 

Alors quoi ?

Il faudrait que toute cette vie-là disparaisse dans les oubliettes ?

Il faudrait qu’il y en ait que pour les copines bien calibrées figées dans les façades du miroir d’eau de Bordeaux ?

Que les trous laissés dans ce sous-sol là soient comblés pour ne plus hurler ce qui manque ?

Que les sols exploités disparaissent d’un claquement de doigts ? Que les gens exploités n’aient jamais existé ?

Que les réseaux souterrains soient niés ?

Que ce qui est érigé reçoive plus d’honneur que ce qui est en creux ? Que l’histoire des périphéries soit écrasée par la métropole ? Alors quoi ? Il faudrait gentiment courber l’échine sous le mépris ?

Crever sous des tonnes de déchets ?

Se la fermer, se la boucler, se la boucher ? Investissez dans la pierre Mesdames et Messieurs !

Elle est belle, elle est belle, ma pierre de Bourg, ma pierre de carrière ! Il est beau mon patrimoine mondial de l’Unesco !

Faîtes monter les enchères !

Et tant pis pour les relégué·es des zones de seconde main. Qu’ils aillent crever sur leurs terres prêtes à s’effondrer demain.

Mais quelle suffisance ! Quelle suffisance !!!

Tu me refiles tes ressources inestimables et je te refourgue mes tonnes de déchets industriels.

Tu me fais briller de mille feux et tu la fermes.

Et tu signes en bas du papier que tu ne viendras jamais la ramener.

 

Mais l’effondrement n’est pas toujours là où on l’attend.

Et une pierre armée de patience et de colère, chargée à bloc, rugueuse à souhaits, ça peut te ravaler une façade.

J’aurais pu rester indéterminée et me voilà déterminée.

On ne va quand même pas se laisser faire, se faire polluer nos imaginaires, se faire flinguer notre dimension souterraine !

Se faire bafouer sans broncher. Se faire zigouiller.

Non.

On ne va pas.

Non, on ne va pas rester là sans sourciller. Non, on ne va pas.

Non.

On va sortir de l’obscurité l’histoire de toutes ces vies enfouies, de tous ces savoirs-faire.

On va mettre au grand jour pic, taillant, gafote pour que le monde se tourne vers nous et qu’il reconnaisse nos cavités, nos dignités.

Réveiller les mémoires et secouer le cocotier. Tout vibre sur terre, tout tremble dans l’onde*.

 

 

 

Ce texte est le fruit de 4 années de rencontres dessus dessous menées par la Grosse Situation.

Texte écrit par Cécile Delhommeau et lu par Lucie Chabaudie le 3 juillet 2021 sur la scène du Champ de Foire de Saint-André-de-Cubzac, à l’issue de la projection du film « Danger Carrière » réalisé par La Grosse Situation.

* Message codé reçu par le réseau de Résistance de Saint-Laurent-d’Arce qui utilisait les souterrains comme caches d’armes pendant la Seconde Guerre Mondiale. Après avoir été dénoncés, certains membres ont échappé à la Gestapo en se cachant à leur tour dans une carrière, pendant plusieurs jours.