Préhistoire

Au tout début du tout début pour nous, il y avait le quartier Saint-Michel à Bordeaux.

C’est là que tout a commencé, bien avant la transformation de la ville en métropole touristique auto-proclamée la plus attractive d’Europe. Bien avant que La Grosse Situation n’existe. Dans un quartier du quotidien, marqué par des siècles de commerce fluvial, des arrivées de voyageurs et voyageuses, une résistance aux diktats des paroisses bourgeoises du centre, des déballages de fruits, de légumes et de brocantes qui dégueulent sur les trottoirs et la place.

C’est à Saint-Mich qu’on s’est rencontrées. On vivait pas loin de la Flèche, le phare du quartier, clocher solitaire qui s’élève à 114 mètres d’altitude au-dessus du niveau 0 de la place, où nichait un faucon Pèlerin (aujourd’hui c’est des faucons Crécerelle). On y étudiait, buvait des thés à la menthe et des cafés allongés, on y faisait nos courses, les poubelles, des rencontres, des balades.

C’est là qu’on a commencé à écrire ensemble. Avec nos outils au carrefour des chemins qui nous avaient amenées chacune jusqu’ici. On racontait des histoires, on faisait du théâtre, on passait énormément de temps dehors.

Il existait déjà, associé au centre social et culturel de Saint Michel, un festival des arts de la parole, Chahuts. Ça a été pour nous un formidable laboratoire de tentatives. On nous a fait confiance, soutenues, laissé faire. On a commencé à imaginer des situations, où on pouvait rassembler des gens, des endroits, des récits, du jeu.

C’est comme ça qu’est né le Sophro-épluchage en 2005, au milieu de l’énorme bordel du marché aux légumes du samedi. Cette première installation autour de la soupe collective à domicile ne nous quitte pas depuis cette préhistoire, et continue de se transformer régulièrement.

C’est à Chahuts aussi qu’on a créé La Conserverie de Vieux, en 2008. On a coutume de dire que c’est le spectacle fondateur. C’est autour d’elle que l’équipage s’est soudé. Et que La Grosse Situation a trouvé son nom. Un jour, pendant notre immersion dans la maison de retraite Les Flots Bleus sur l’île d’Oléron, alors qu’on suivait une aide-soignante en blouse bleue pendant sa tournée de chambre en chambre, nous avons fait la rencontre de Denise, une résidente furieuse d’en être rendue là. Ses yeux étaient des fusils et ses paroles une ligne de vie. Elle nous a craché à la gueule qu’un jour elle rencontrerait “un résident qui a une grosse situation et qui va me ramener chez lui”.

On s’est juré qu’on attendrait jamais que quelqu’un nous ramène chez lui, et que notre Grosse Situation à nous serait un outil d’émancipation collective, qui nous permettrait de remettre en question des certitudes, traverser des houles, partager des joies. On a formé d’abord un trio: Alice, Bénédicte et Cécile.

Il y avait aussi “les hommes de la situation”, Xavier Quéron et Guillaume Blaise avec qui on faisait des réunions “effervescentes”.

Et puis il y a eu La Martingale, compagnie basée en Poitou-Charente (bien avant les grandes régions) et Patoche, Jérôme et Agnès. Cette bande nous a accueillies administrativement pendant 7 années de bons et loyaux échanges. On ne savait pas que tout ça allait s’inventer derrière. On ne voulait pas d’asso, pas de bureau fantoche. On n’avait pas de moyens, eux oui. On a fait de la mutualisation. On se retrouvait souvent pour la Chandeleur, et on imaginait monter une scop.

À cette époque, Cécile écrivait déjà des récits solos Au bord de la mare, Alice jouait dans l’espace public avec les grands frères et sœurs de Opéra Pagaï, et Bénédicte ne voulait plus être dirigée par des metteurs en scène tout puissant.

©Pierre Planchenault